Article: l'Union, L'Ardennais, 29 mars 2010
Septembre 1915, alors qu'on va cocher sur le calendrier l'entrée en automne, l'adjudant René Bodin reçoit cet ordre de mission laconique du 3e bureau de l'état-major. Le pilote qui appartient à la MS 12 stationnée à l'ouest de Reims doit : « déposer aussitôt que possible l'observateur à désigner par le commandant de l'escadrille dans la région de Marienbourg ». Fort de cette instruction à la signature illisible, Bodin, qui a capoté la veille avec un Nieuport flambant neuf, quitte avec Quellenec et le capitaine de Bernis le château de Rosnay pour se rendre dans la Torpédo de l'escadrille sur le terrain où les mécaniciens font déjà tourner les moteurs des avions.
Il y retrouve un certain capitaine Evrard et son ordonnance. Les deux appareils impliqués dans la mission sont trop chargés mais les pilotes estiment que les lignes françaises seront franchies au bout de vingt minutes de vol, sans parier sur l'altitude ! C'est Quellenec qui décolle le premier. Bodin le suit en se repérant sur les flammes de son moteur. Au franchissement des lignes à Berry-au-Bac, Bodin avec son vieux Nieuport pointe déjà à plus de douze cents mètres du nouvel aéroplane de son collègue ! Les Allemands ne sont pas encore bien réveillés aussi ne tirent-ils qu'une salve de 77 contre cette double incursion française.
Bodin commente : « Sous l'humidité du matin, je voyais les toiles de mes ailes faire des plissés comme la jupe d'une élégante ». Le pilote enrage contre l'incident mécanique qui lui interdit d'avoir le même appareil que Quellenec : « Mon camarade filait tel un zèbre. Ayant l'impression qu'il filait vers Sedan, je pris la ligne droite puisque je connaissais la région à merveille. Je passais à Château-Porcien, Mézières où je revis le feu d'alerte des guetteurs. Quellenec n'était plus pour moi qu'un tout petit point noir à l'extrême droite de mon horizon ». Bientôt, il ne l'entrevoit plus aussi se dirige-t-il avec sang-froid vers le terrain indiqué, Saint-Pierre, en bordure de la forêt des Ardennes. Bodin atterrit et distingue un homme près d'un bois qui lève les bras avant de se précipiter dans une cabane où il se met à l'abri.
« Si j'atterris, je suis fusillé »
Le pilote évite in extremis de capoter. « Mon passager jette par-dessus bord ses paquets de dynamite et descend tout doucement de l'avion comme s'il n'avait rien à craindre. Il saisit ses bagages, passe devant le Nieuport et s'en va d'un pas parfaitement alerte qui ne ressemblait nullement à l'allure grave et réfléchie des missionnaires que j'avais jusqu'alors déposés ». Bodin se fâche, brandit son revolver d'ordonnance et exige qu'il remette en route le moteur qui s'est engorgé. « Vingt fois, trente fois, le moteur refuse de partir. Enfin, j'entends le ronronnement joyeux. Quel soulagement de me retrouver dans l'air libre ».
Bodin n'est pas au bout de ses peines. S'il a repris la direction de Reims, peu après avoir survolé Rethel, il entend soudain deux petites explosions et diagnostique qu'une soupape d'admission vient de l'abandonner. Il coupe le contact au sommet de son manche à balai et descend lentement en vol plané. Il résume la situation : « Si j'atterris, je suis fusillé, si je remets les gaz, je brûle ». Il se souvient du commentaire de Navarre qui dit que douze balles dans la peau c'est sale aussi remet-il les gaz : « Au milieu des pétarades et des flammes qui sortent des manches à air du carburateur ». Il réussit à passer Bazancourt à une altitude d'environ mille mètres au moment où survient sur sa gauche un chasseur ennemi. Il vire à la droite vers Berry-au-Bac et enrage contre ce missionnaire qu'il a déposé et envers lequel, il n'a aucune confiance ! Comme l'autre hésite, Bodin pique à mort et regagne en rase-mottes le terrain de son escadrille.
Le pilote confiait vingt ans après son admiration pour ces « commandos » : « Notre travail à nous aviateurs était bien pâle à côté du leur et de la somme de courage et de volonté qu'ils devaient déployer pour réussir ». Et de citer en exemple les douaniers impliqués dans ces opérations : « Ils furent des exemples d'héroïsme et de stoïcisme qu'on ne mettra jamais assez en valeur : c'étaient des hommes ! ».
Hervé Chabaud
Mission coordonnée du 23 septembre 1915